Noces de sang

TEXTE FEDERICO GARCIA LORCA
MISE EN SCÈNE GUILLAUME CANTILLON
COMPAGNIE LE CABINET DE CURIOSITÉS

À la fois conte noir et tragédie contemporaine, Noces de sang pose la question universelle du choix et de l’engagement dans un monde régi par les traditions et dont la seule issue est la fuite.

Dans une Espagne soumise à des bouleversements politiques intenses, Federico Garcia Lorca décrit une société rurale rugueuse, âpre, où tout est affaire d’argent et de terres, principalement lorsque se conclut un mariage. Or ces non-dits et ces secrets gangrènent les hommes. Les tensions, les blessures profondes et les amours refoulées se déchaîneront irrévocablement, impitoyablement, dans un dernier acte où le lyrisme et le merveilleux l’emportent.
Le metteur en scène Guillaume Cantillon (que nous avons découvert à DSN la saison dernière avec Dies Irae) a travaillé à une nouvelle traduction de Noces de sang, dans une collaboration étroite avec la traductrice Clarice Plasteig qui se nourrissait autant du texte original que des répétitions. Grâce à cette réécriture, à la composition par Quaisoir de musiques originales et aux 9 interprètes, la poésie de Lorca résonne de l'énergie et de l'oralité littéraire d’aujourd’hui.



VIDÉO

 

Mettre en scène Noces de sang
La pièce fait partie de ces textes qui ont été à un moment de ma vie une vraie rencontre, au même titre que Pelléas et Mélisande de Maeterlinck, ou Dies Irae de Leonid Andreiev. A sa lecture, j'ai été saisi par la force tragique de l'histoire et par la puissance évocatrice et la poésie de la langue. La pièce se concentre vers cet instant suspendu où tout se joue, où le destin bascule.

J'y retrouve des voix qui résonnent en moi de facon très intime, et notamment celle de Maeterlinck : « Par dessus les dialogues ordinaires des sentiments et de la raison, s'attacher à faire entendre le dialogue solennel et ininterrompu de l'être et de la destinée ». Lorca, en entomologiste méticuleux et avec une grande sensibilité , observe un microcosme à l'équilibre précaire, soudain en proie au désordre.

L'écriture de Noces de sang, tout en étant très ancrée dans le réel, se déploie vers le fantastique et l'onirique. Lorca, en transcendant le fait divers dont il s'est inspiré, livre à la fois un conte noir et une tragédie contemporaine.

Les personnages
Mon attention est particulièrement portée sur le couple de fugitifs : Leonardo, fgure de l'exclu, du poète, de l'homme libre, dont la soif de liberté conduira à sa perte, et qui dynamitera la micro société dont il s'est mis à la marge. Et la fancée, passionnément amoureuse, rongée de l'intérieur et écartelée entre son désir et le poids de la désobéissance.
La femme de Leonardo est l'héroïne tragique de la pièce, amoureuse éperdue qui voit se fssurer son couple, et son mari s'échapper inéluctablement du cercle familial. Elle devient le témoin impuissant de l'autodestruction de Leonardo.
La mère du fancé, personnage le plus complexe et le plus agité de la pièce, est elle aussi pétrie de contradictions. Prise entre une veille éternelle de ses morts (son mari et son fls aîné) et sa haine mortelle pour les Felix, leurs assassins ; la crainte de voir partir du giron familial le fls qui lui reste, et le désir profond qu'il s'accomplisse et d'en avoir une descendance. Rigide et fère, en brandissant l'honneur comme un étendard lors de la fuite des deux amants et tout en pressentant l'issue fatale, elle enverra tout de même son fls à leur poursuite, et à la mort.
Le fancé est la fgure du sacrifé. En rébellion contre la tradition mais sous l'infuence du matérialisme et du pragmatisme de sa mère, il s'évertue à lui faire tourner la page de la vengeance. Il est en lutte pour s'extirper de son héritage familial douloureux, pour écrire sa propre histoire et faire valoir la modernité et les valeurs de l'amour. Mais il sera rattrapé par le destin, qui condamne les hommes de sa famille à périr le couteau à la main.

La musique
Tout en travaillant sur le projet, des chansons se sont imposées à moi. Des mélodies légères, ou plus électriques, porteuses de textes graves et mélancoliques : les chansons de Quaisoir, (Guillaume Pervieux) auteur-compositeur. Certaines résonnent très intimement avec ce que je sens des personnages : Comme un instantané de leur vie. Je lui ai demandé de composer des pièces musicales, directement liées à Noces de Sang, en restant au plus proche de son univers et de sa sensibilité : créer des portraits chantés, ainsi que les mélodies des comptines et chants chorals que l'on trouve dans la pièce.

Le texte
La pièce a été peu traduite en francais depuis 1933, et souvent de manière incomplète (le même traducteur ne travaillant pas sur les parties poétiques ou chantées). Récemment, Fabrice Melquiot a publié chez l'Arche sa version de « Noces de sang », plus moderne. Mais je voulais me lancer dans ce spectacle avec une matière textuelle neuve, et surtout qui puisse évoluer grâce à des allers/retours constants entre la table et le plateau. Que les deux espaces de travail s'enrichissent l'un l'autre. C'est pourquoi j'ai demandé à Clarice Plasteig, traductrice membre du comité hispanique de la Maison Antoine Vitez, (mais aussi actrice), de travailler à une nouvelle version et d'être présente lors des répétitions pour nous permettre d'enrichir et de faire évoluer notre texte au fl du temps de plateau. Ce projet exige de constituer une grande troupe, faite d'acteurs et de techniciens avec lesquels je poursuis une longue collaboration, et de nouvelles personnes, pour apporter d'autres énergies, et porter ensemble dans une quête de justesse et de vérité la poésie de Lorca.
GUILLAUME CANTILLON

Il nait près de Grenade dans une famille bourgeoise et libérale d'Andalousie en 1898. Il s'initie très jeune à la poésie, à la musique et à la peinture et suit des études de lettres et de droit à l'Université de Grenade, puis de Madrid. Il se lie d'amitié à Salvador Dalí, Luis Buñuel et Sanchez Mazas et devient l'un des initiateurs de l'art moderne en Espagne.

Federico García Lorca s'intéresse, outre la poésie, à la peinture, la musique et surtout au théâtre. Après l'échec de sa première pièce de théâtre le Maléfce du papillon (1920), il se consacre presque exclusivement à la poésie. Ses oeuvres, Canciones (1921) et Romancero gitano (1928), infuencées par la tradition orale et le folklore andalous lui procurent une notoriété croissante.

Victime d'une dépression de ne pouvoir vivre son homosexualité en toute liberté, il fait un long voyage aux Etats-Unis en 1929-1930 où il donne des conférences. Après le rétablissement de la République espagnole, il est nommé directeur de La Barraca, société de théâtre étudiante subventionnée pour présenter le répertoire classique dans les provinces rurales. Dans les dernières années de sa vie, il se consacre essentiellement à la création théâtrale.

En juillet 1936, au début de la guerre civile, Federico García Lorca se rend de Madrid à Grenade, ville puritaine et réactionnaire. Sans soute à cause de son homosexualité, il est arrêté par un groupe de répression fasciste, l'Escuadra negra. Il est assassiné quelques jours plus tard, puis jeté dans une fosse commune à Víznar.

Federico García Lorca est l'un des écrivains espagnols les plus célèbres après Cervantès. Il a su allier l'héritage du folklore, la tradition populaire au romantisme, au symbolisme et aux mouvements d'avant-garde des années 1920, laissant une oeuvre originale et inclassable.

Inspiré par un fait divers tragiquement banal rapporté dans le journal A.B.C. en juillet 1928, Federico García Lorca écrit Noces de sang entre 1931 et 1932, après quatre ans de réfexion et de maturation.

Dans une région aride du sud de l'Espagne, un mariage va être célébré. Mais dès les premières scènes, on pressent le malheur : la préparation des noces ne fait pas oublier les anciennes fancailles avortées, qui liaient la Fiancée à Leonardo, un Felix - la famille de ceux qui ont tué le père et le frère du Fiancé. Un double deuil dont sa mère ne s’est jamais remise.

Cette ombre s’épaissit peu à peu d’autres ténèbres, plus troubles, plus terribles : Leonardo, désormais marié et père d’un tout jeune enfant, devient fébrile à l’approche de la noce. Il n'apparaît que furtivement dans sa propre maison, rôde sous les fenêtres de la fancée, et ne cesse d’épuiser son cheval à de longues cavalcades nocturnes. La Fiancée, de son côté, malgré son impatience affchée de nouer son destin à son promis, vibre elle aussi d’une nervosité croissante.

Eclate enfn ce qui l’attache à Leonardo : une passion sourde, invincible, au-delà même de l’amour. Les deux amants disparaissent au cours de la noce et s'enfuient, aussitôt pris en chasse par le fancé. L'issue sera tragique : guidés par la lune et la mort, les deux jeunes hommes s'entretuent.

Traduire pour le théâtre représente plus que le simple exercice de passage d’une langue à une autre, il faut pouvoir passer d’une oralité littéraire à une autre. Mais la langue est vivante et évolutive. La traduction de Bodas de Sangre, qui fait autorité depuis sa parution, date de 1933 (par Marcelle Auclair et Jean Prévost). Près d’un siècle plus tard, la langue a changé. Et pas seulement la langue ; les autres composantes du théâtre ont également changé. Je veux parler du public et de la mise en scène.

L’esthétique théâtrale d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celle de l’époque de Lorca ou de Auclair et Prévost, et le spectateur n’attend pas qu’on lui resserve des mises en scènes tracées par nos ainés. C’est pourquoi il nous est apparu nécessaire de revenir sur ce texte, sans le détourner ni sacrifer son style ou son sens, pour que sa puissance, son lyrisme, son symbolisme puissent être redécouvert par le public.

La création aura lieu en 2015, il nous paraît essentiel que le texte corresponde à son époque. Mon intention est de tenter de le raviver, de l’extraire de sa condition de pièce culte immuable, que l’on contemplerait comme une pièce de musée, symbole d’une époque ; pour qu’elle reprenne son sens, pour que le public s’étonne à nouveau de ce qui s’y dit, de ce qui s’y trame.

Prenons le titre comme exemple : Bodas de Sangre. Sans nous poser aucune question nous le traduisons communément par Noces de Sang. Un titre qui paraît intouchable. Pourtant « bodas » peut aussi bien être traduit par « mariage ». La pièce s’appellerait alors Mariage de sang. On perdrait peut-être le référent contenu dans noces, qui nous rappelle les noces d’argent, ou noces d’or : la perspective temporelle de l’union entre deux personnes. Mais on gagnerait une notion moins institutionnelle, moins fgée, quelque chose de plus charnel dans l’évocation de cette union.

L’écriture de Lorca est une écriture physique, non pas intellectuelle ; ses images sont concrètes. Ainsi l’utilisation du mot « mariage » dans le titre est tout à fait justifable. On pourrait même aller jusqu’à respecter le pluriel de « bodas » et intituler la pièce Mariages de sang : on prendrait en compte au moins deux mariages de l’intrigue – d’ailleurs : Lorca se réfèret- il au mariage arrangé, légal et religieux du fancé et de la fancée ou à celui adultère et passionnel de la fancée et de Leonardo, ou encore au jour même du mariage, de la fête ? - On pourrait même y ajouter celui de Leonardo avec sa propre femme, car fnalement est-ce que ce ne sont pas tous ces mariages, accumulation d’erreurs et d’arrangements, qui vont pousser au drame ?

Ce mariage de Leonardo, bien qu’antérieur au déroulé de l’action fait partie intégrante de son accomplissement. On arrive donc au titre : Mariages de sang. Changer un titre signife de fait changer le regard que l’on va porter sur le texte qui suit. Changer le regard, c’est rendre le texte neuf pour le spectateur, c’est le surprendre dans ses habitudes et ses aprioris. Il me semble que c’est là la fonction du théâtre.
CLARICE PLASTEIG - SEPTEMBRE 2012