Le Voyage
ou une histoire de deux petits vieux

DE ET AVEC BEATRICE BARUFFINI ET AGNESE SCOTTI
COMPAGNIE TEATRO DELLE BRICIOLE

C'est une histoire qui prend le temps, qui parle d'un amour antique au parfum de romarin, qui se déroule, douce et forte, au rythme de l'eau.

Rico et Zaïra sont deux petits vieux de 80 ans, riches de souvenirs et de rêves à réaliser. Un beau jour, enfin, ils décident de vivre leur voyage de noces et d'aller jusqu'à la mer en descendant le fleuve. Il leur a fallu tellement de temps pour entreprendre ce voyage qu'ils parcourent le chemin lentement, se remémorent les instants partagés, mélangent réalité et imaginaire.
Cette histoire que nous racontent les deux comédiennes manipulatrices est aussi poétique que l’écriture de Tonino Guerra dont elles se sont inspirées. Nos deux petits vieux sont des chaussures patinées par le temps, leurs souvenirs sortent de sacs plastiques transparents, du décor sortent des personnages et des lieux fabuleux... et ce qui reste, c’est le regard curieux et tendre qu’ils portent sur tout et tous, comme seuls les vieux et les enfants savent le faire.

Il n’y a pas d’âge pour rêver, partir, aimer. C’est ce que raconte Le Voyage du Teatro delle Briciole, histoire de deux petits vieux splendides. Bijou de poésie, ce voyage vaut assurément le détour : il n’y a pas d’âge pour aimer le théâtre quand il est si humain et si fin ! LES TROIS COUPS.COM

 

Nous sommes tombées sur le texte Il Viaggio de Tonino Guerra alors que nous étions à la recherche d’une histoire délicate qui n’aurait pas les caractéristiques classiques de la fable et qui soit pleine de suggestions et de rêves tangibles. Nous cherchions des protagonistes qui n’auraient pas de vie extraordinaire, ni vécu des expériences hors du commun, au contraire : nous voulions des hommes et des femmes absolument réels car nous pensions qu’il était nécessaire de se remettre à regarder l’homme, d’aimer le genre humain, sous tous ses aspects.
Deux vieux, qui ne sont en fait qu’un homme et une femme qui portent le poids des ans sur les épaules, nous ont immédiatement convaincues que nous pouvions prendre le risque de raconter leur voyage, au cours duquel rien de surprenant ne se passe, mais où au contraire les événements se déroulent les uns après les autres, sans continuité, comme dans la vie réelle. Travailler, aimer, trahir, arriver à quatre vingts ans, avoir des souvenirs fanés à raconter par bribes, s’endormir, se lever, rencontrer des personnes, marcher, avoir envie de quelque chose, encore... Tout cela était suffisant pour retenir Rico et Zaira, dans leur plénitude, comme les deux dignes représentants du genre humain.
Cette histoire nous a émues. Elle nous a fait sourire. Rêver. Elle nous a donné envie de vieillir. Ce qui revient à dire: elle a donné envie du lendemain. C’est un hommage à ce que nous sommes, en tant qu’hommes et en tant que femmes, ou mieux, à ce que nous devrions tous être: des êtres plein de vie et de rêves.
Même si cela est de plus en plus difficile. Nous racontons cette histoire aux enfants parce qu’eux, heureusement, sont comme ça. Pleins de vie et de rêves. Et nous, nous souhaitons qu’ils restent exactement comme ils sont.
BEATRICE BARUFFINI ET AGNESE SCOTTI

Le langage de Tonino Guerra : une poésie du quotidien
La réalité et la fantaisie dans l’écriture de Tonino Guerra sont mêlées à tel point qu’il est difficile de les séparer l’une de l’autre. Le langage est l’attache poétique qui accompagne les deux personnages dans un voyage absolument réel (on y trouve aussi des références géographiques précises), mais entrepris et vécu avec des yeux capables de révéler un potentiel fantastique, en de nombreux points semblables à celui des enfants. Il en résulte que chaque chose décrite, même la plus simple, acquiert une magnifique saveur narrative, jamais banale, mais curieuse, ironique, parfois bouleversante. Ainsi Tonino Guerra dévoile lentement deux personnages qui, s’ils n’étaient pas présentés comme deux vieillards de quatre-vingts ans, pourraient être deux enfants, tant est présente la vitalité qui les accompagne et l’enthousiasme qu’ils ont à maintenir le désir de quelque chose. Un enthousiasme jamais exagéré, mais au contraire délicat et constant. Ce qui est encore plus fort c’est la capacité de Guerra à présenter un monde avec un étonnement qui ne s’épuise jamais, un monde fait de feuilles sèches et de cailloux, d’eau et de farine.
Le texte entier ressemble à une longue poésie. Il a la sonorité de la poésie, il en a les métaphores et les figures allégoriques, de plus les personnages qui apparaissent ne répondent pas aux fonctions classiques de la fable, ils ne sont pas des obstacles à surmonter, ils sont plutôt des “apparitions”. Le discours direct alterne avec le discours indirect, comme si l’auteur était présent au moment de la narration et accompagnait Rico et Zaïra. En tant que narrateurs, aux côtés de Rico et Zaïra, nous aussi avons maintenu la notion du temps présent. Nous racontons une histoire qui se déroule pendant que nous la racontons. Le passé est pour les souvenirs, qui dans la vie de nos deux petits vieux sont toujours présents. Il nous plaît à penser que les enfants soient les témoins d’une longue poésie de vie.

Il y a quelques années, pendant que nous travaillions sur un autre projet, nous avons demandé à un pédagogue quel sujet il pourrait être nécessaire de proposer au théâtre pour les enfants de cinq à six ans. Il nous répondit, sans aucune hésitation, la famille, et en particulier les ancêtres. Il ne parlait pas de l’entièreté de l’arbre généalogique des enfants, il suffisait de remonter un peu plus loin que maman et papa. Il nous dit que les enfants se souviennent avec peine des noms des grands-parents, qu’ils ont des doutes quand ils doivent les décrire, qu’ils ne se souviennent pas s’ils sont les parents de leur mère ou de leur père. Cela nous a fait réfléchir.
A partir de ce moment, nous avons nourri une particulière affection pour les grands-parents. Et puisque nous ne sommes plus des enfants depuis longtemps, pour nous “grands-parents” équivalait à “vieux, vieillards, petits vieux”. Les vieux qui n’ont plus de dents sont nos préférés. Mais aussi ceux qui sont tordus et recroquevillés, ceux qui traînent leur chariot de courses, ceux qui ne voient rien, ceux qui répètent tout le temps, ceux qui restent là parce qu’ils ont oublié où ils habitent, et qui attendent. Les vieux dans la rue, dans les films, dans les livres. Puis sont arrivés Rico et Zaïra. Deux vieux romagnols qui décident d’aller à la mer à pied pour faire le voyage de noces qu’ils ont reporté durant toute leur vie.
Nous nous sommes tout de suite rendu compte que Tonino Guerra, à travers Rico et Zaïra, avait un tas de choses en commun avec les enfants : la naïveté, l’entêtement, la fantaisie, la légèreté, le langage. Nous avons élu Rico et Zaïra chevaliers de la vieillesse, et raconter leur histoire aux enfants, eux qui sont les plus éloignés de ce moment de la vie, nous a semblé être un geste juste et nécessaire à cet âge où être héroïque demande de l’imagination et des qualités complètement différentes de celles de deux petits vieux.
Nous nous sommes alors rangées du côté des lents, du côté du silence, des litanies sans fin, des temps morts, du blanc, des souvenirs pour échapper à la frénésie dans laquelle nous sommes immergés quotidiennement. Nous pensons que nous devons cela aux petits futurs adultes. Eux que nous avons déjà étourdis de cris, gavés de paroles, d’ordres, de règles pour qu’ils deviennent sains, forts et intelligents, mais surtout, pour qu’ils grandissent rapidement.
Nous prenons Rico et Zaïra qui ne doivent pas vaincre les méchants, mais qui simplement marchent dans le fleuve, respirant l’air dans lequel ils sont immergés et bougeant le regard vers ce qui les entoure. Voilà, nous aussi avions envie de ces petites inspirations, et nous voulions que les enfants aussi puissent les voir et les ressentir, en accompagnant les deux petits vieux dans leur voyage.
Au début, nous pensions travailler sur la vieillesse de la manière la plus traditionnelle. Les vieux pour les enfants sont courbés et ont la peau ridée. En général ils n’ont pas de désirs, parce que justement ils sont vieux, avec la barbe et les cheveux blancs. Mais il est difficile d’imaginer une identification de la part des enfants, surtout si on respecte le mouvement lent des vieux, l’inactivité, la prédominance du langage sur l’action.
Pour un enfant de trois ans un vieux peut avoir quarante, soixante ou cent ans. Pour les enfants les vieux existent, mais ils sont un peu en marge de leur vie. Ils ont rarement des grands-parents très vieux et les premiers vieillards qu’ils rencontrent sont souvent les sorciers, les sorcières, les magiciens, les gnomes des fables. Cela nous a poussées à envisager la vieillesse comme métaphore. La vieillesse devient alors une lenteur, une façon de se bouger, une manière d’être, de voir les choses, qui peuvent appartenir à tout le monde. Dans la vieillesse de Tonino Guerra règne une atmosphère où l’onirique et le réel se confondent, et où les choses, même les plus simples, filtrées par le regard de Rico et Zaïra, acquièrent un fort pouvoir poétique et populaire à la fois.
Les enfants observent des petites choses qui se passent le long du fleuve et c’est dans cette attente, faite de blanc et d’objets du quotidien, qu’ils suivent les deux petits vieux jusqu’à la mer.

Porter à la scène un texte inspiré de Tonino Guerra pour des enfants de trois ans n’est pas une entreprise facile. Nous avons choisi volontairement un récit qui probablement se suffisait à lui-même, avec le désir de le raconter en mettant en scène ce qui nous concerne le plus dans le théâtre traditionnel comme dans le théâtre expérimental, en nous dirigeant vers ces deux extrêmes pour ensuite revenir au centre. Entre ces deux directions nous avons cherché à toujours garder en tête notre public, un public difficile, honnête, qui ne pardonne pas.

1. les objets

Le théâtre d’objets est une tradition dont le Teatro delle Briciole est un des plus importants représentants. Cela signifiait pour nous disposer d’un patrimoine immense d’expérience dans lequel nous nous sommes perdues, nous avons naufragé, nous avons étudié, duquel nous avons puisé, et puis jeté. L’objet était toujours là, signifiant et jamais en second plan par rapport à l’homme-acteur, avec lequel, quand il fusionnait, il parvenait à créer une relation dialectique intelligente, intéressante et poétique.
Nous nous sommes approchées pour la première fois des objets en partant de la supposition que chacun d’eux avait en soi une vie importante à respecter. De cette manière, en chargeant l’objet d’un passé, d’un présent, d’un futur, d’une expérience qui en scène a autant d’importance que celle de l’acteur, nous avons exploré le récit. Avec cette dignité dont l’objet se fait porteur, comme si c’était lui qui demandait à être sur scène, l’acteur le conduit lentement en territoires encore inexplorés qui concernent tant la narration que la manière d’évoluer dans l’espace théâtral. Quand les accords entre homme-acteur et objets sont clairs et qu’entre eux s’instaure une complicité, il n’y a pas de risque de ne pas respecter l’objet ou de pas être respecté par l’objet même et le rapport se fait intelligible pour le public qui participe de la relation en tant que témoin .

2. La scénographie.

Nous avons imaginé un village où les habitants recueillent des souvenirs pour raconter des histoires, parce que cela est typique des vieilles personnes, et pas seulement d’elles. Les vieux, comme les enfants, aiment la répétition, qui est un des éléments essentiels de la tradition orale. Par la répétition les histoires se transmettent et se racontent. Le grand-père raconte toujours “ce fameux jour où il s’est passé telle chose...” et le petit-fils réclame toujours la même histoire, racontée chaque soir avec les mêmes paroles, toujours pareilles. La répétition assouvit le désir de similitude, qui est aussi celui d’identité et de continuité : être sûr qu’il y a quelque chose, que ça existe et que ça durera. Et qui plus que les enfants ont besoin de ces certitudes? Et surtout d’histoires?
Les objets utilisés sont suspendus à un mur de fond dans des sachets en plastique, pareils à ceux utilisés pour congeler les aliments. Ils sont pour nous les “souvenirs enfermés” qui servent, une fois détachés du mur, à raconter le voyage de Rico et Zaïra.

L’espace évolue ainsi lentement en se vidant, au fur et à mesure que les objets sont utilisés sur scène, pour devenir un espace blanc qui pour nous coïncide avec la vieillesse, avec la fin de vie. Rico et Zaïra emportent tout avec eux, le vide qu’ils laissent reste plein de leurs souvenirs et d’images évoquées par le récit. Le blanc et le vide laissent au public la possibilité de remplir l’espace à leur manière dans un final suggestif et évocatif.
Le fleuve est représenté par un peu d’eau dans des bocaux de verre : ce sont les enfants qui nous l’ont suggéré, le fleuve pour eux c’est un peu d’eau délicate, qui se brise si on lui lance un caillou.

3. Les rencontres le long du fleuve

Durant ce voyage Rico et Zaïra rencontrent quelques personnages. Ceux-ci ne représentent pas des épreuves à surmonter, ils ne sont pas les ennemis ou les antihéros de la fable traditionnelle, ils sont des apparitions visionnaires et oniriques qui contribuent à accroître le potentiel fantastique et poétique du récit. Ils se montrent aux yeux du public comme des créatures irréelles qui proviennent d’un “ailleurs”, suspendues dans un temps et un espace à dessein inhabituels et mystérieux. Ces personnages apparaissent au travers de “fenêtres” qui s’ouvrent sur le fond, où sont suspendus les “souvenirs enfermés”. Ce sont eux, “souvenirs vivants”, qui parlent à Rico et Zaïra de la mer, de papillons et de miracles.