Et si je te le disais,
cela ne changerait rien

TEXTE FALK RICHTER
MISE EN SCÈNE ANNE MONFORT
COMPAGNIE DAY-FOR-NIGHT

Comment les principes de performance et d’économie ont-ils pu contaminer notre existence amoureuse ?

Anne Monfort est familière de l’écriture de Falk Richter dont elle traduit l’œuvre depuis plus de dix ans. Ensemble, à partir de différents matériaux (journal d’écriture de Falk Richter, articles de presse, pièces inédites), ils ont conçu ce texte, qui articule amour et économie en mêlant fiction et théorie.
Deux couples se dévoilent, passant de l’anecdote à la vindicte, de l’observation au questionnement. Qu’ils aient 50 ou 25 ans, une relation de plusieurs années ou de quelques mois, chaque couple vit ou subit la pénétration du monde extérieur dans l’intime. Comment a-t-on intériorisé les principes du capitalisme à notre vie quotidienne et amoureuse ? Pourquoi les « systèmes hautement complexes » que sont les réseaux d’alliance entre êtres humains sont-ils si proches de ceux de la finance ? Et finalement, comment se constituer en collectif ?



VIDÉO

 

Ils sont quatre êtres humains, dans un bocal d’observation, un laboratoire, un musée…ou peut-être une salle d’attente. On a tenté de reconstituer leur espace naturel, comme on peut faire pour des souris dont on étudierait le comportement, et ils s’y sont installés.
Des histoires planent au-dessus d’eux, comme des souvenirs d’une époque révolue, des bribes, des questionnements d’un monde qui vacille : quels sont nos rituels? aller chez le psy ? tenter d’avoir confiance en l’autre sans y parvenir ? à quoi ressemble une famille ? et un couple ?Parfois, ces histoires s’incarnent, parfois elles disparaissent aussi furtivement qu’elles sont arrivées. Les réseaux d’alliance changent, se reconfigurent.
Ces quatre-là s’observent, s’étudient, testent les différents modes de comportement humain, n’osent pas s’appuyer les uns sur les autres. Et finalement, la solution de ces expérimentations, serait peut-être de se faire confiance, justement, de réinventer ce qu’est une communauté…
Avec la complicité de Falk Richter, j’ai conçu, à partir de différents matériaux, cette nouvelle pièce, pour quatre acteurs et en collaboration avec eux. Après plusieurs spectacles qui accordaient une part importante au visuel, j’avais l’envie de retrouver le jeu, l’écriture du plateau, tout en continuant à travailler sur la poésie de l’image, son caractère immersif.
Poser des questions, sans forcément y apporter de réponses. Regarder nos comportements avec distance et humour. « Se raconter des histoires, encore et toujours, pour se tenir éveillés et se rapprocher les uns des autres », c’est bien l’enjeu de ce spectacle, qui se propose de laisser les spectateurs suivre telle histoire, tel personnage. Richter, à la suite d’Eva Illouz, pose l’hypothèse que les principes de performance et d’économie ont contaminé notre existence, jusque dans ses pans les plus intimes, et pousse cette idée jusqu’à l’absurde et au rire qui va avec. Et tout en riant de ce monde qui sort de ses gonds, il s’agit ici d’explorer, de contempler l’humain, et d’en déployer la poésie.
ANNE MONFORT

Et si je te le disais, cela ne changerait rien obéit à un processus d’écriture particulier. Je traduis Falk Richter depuis plus de dix ans et au fil des ans, nous avons développé une collaboration où je traduis les textes au cours du processus même de création, par bribes, par fragments. Je traduis non seulement les textes dédiés à la scène mais également les interviews, le journal de création que Falk tient parallèlement à son écriture de pièces.

Ce projet naît de l’envie d’un nouveau travail avec Falk Richter. A partir de différents matériaux, des textes parfois abandonnés, des fragments de textes, des textes théoriques, nous avons conçu, Falk Richter et moi, un texte articulant l’amour et l’économie. Comment a-t-on intériorisé les principes du capitalisme dans la vie quotidienne ? Comment les principes de performance et d’économie ont pu contaminer notre existence amoureuse ?

Les textes, mêlant fiction et théorie, sont écrits et assemblés pour une distribution particulière – une galaxie de quatre acteurs, deux couples, avec une génération d’écart (25 et 50 ans), et une parole réflexive, celle de l’auteur, du narrateur, du naturaliste, qui passe des uns aux autres.

Le début propose l’irruption de personnages de fiction dans une parole théorique- un narrateur, théoricien ou scientifique, expose les « systèmes hautement complexes » que sont les réseaux d’alliances entre êtres humains – qui pourraient aussi être ceux de la finance. L’articulation entre les différentes entités se géométrise comme une démonstration – le narrateur fait advenir la fiction dans sa réflexion théorique, les personnages dont il parle prennent corps et font irruption dans sa pensée. Ainsi, apparaît un couple qui reste ensemble malgré tout, qui semble enfermé dans un espacetemps différent du nôtre, et ne sait plus depuis combien de temps il y est resté. Ce couple d’une cinquantaine d’années s’avère avoir un double - deux jeunes gens qui portaient la parole narrative du début.

Ces deux pièces courtes proposent deux variantes sur la pénétration du monde extérieur dans l’intime: le couple de 14 ans/3 semaines fait les comptes, tandis que celui de Novembre dans un autre espace-temps, s’est enfermé dans un bunker dont on ne sait s’il correspond à une guerre réelle ou psychologique.

Dans une deuxième partie, plus fragmentaire, les différentes entités se recomposent, les groupes se réagencent selon ces « systèmes hautement complexes » - le père critique le manque d’engagement du fils, deux êtres qui se rencontrent évaluent leur conformité à l’annonce qu’ils ont fait d’eux-mêmes, tous tentent maladroitement de réinventer l’amour et son articulation avec le système capitaliste. La problématique du couple cède à la question du groupe – comment se constituer en collectif.

« En fait on fait toujours la même chose, on pense toujours la même chose, on ressent toujours la même chose, il s’agit juste de le réassembler différemment, de le retravailler, avec des points de vue toujours nouveaux, ne cesser d’interroger de nouvelles personnes, avec un nouveau point de départ, et ne cesser de mettre tout à disposition, ne rien retenir, mettre en circulation tout ce qui compte pour nous, distribuer tout ce que l’on a, continuer à tout donner encore et toujours encore et toujours tout réinterroger, chaque jour. Et si quelqu’un dit : tu as déjà raconté cette histoire, alors je réponds Oui, bien sûr, mais ça ne fait rien, il nous faut raconter encore et toujours et encore et toujours les mêmes histoires, et parfois nous ne les racontons que pour nous tenir éveillé, pour tenir nos pensées et nos sensations éveillées, juste pour rester les uns près des autres, nous atteindre par des paroles, chaque histoire plane pendant un moment au-dessus de la personne en quête, ils ne se rappellent rien »

« On conclut des accords, mais il arrive toujours que quelqu’un ne s’y tienne pas, sans l’annoncer. L’autre en perd l’équilibre, il tombe, il tente de faire en sorte que cela ne lui réarrive pas et la plupart du temps il se décide à ne lui-même plus respecter les accords. Il cherche de nouvelles personnes, se lie avec elles, crée des systèmes complexes de comportement, un système de valeurs complexe, et peu à peu il commence à ne pas respecter les règles, toujours plus. Quand on lui demande pourquoi il ne veut plus se tenir à une règle convenue précédemment, il évoque la configuration d’intérêts qui s’est soudain modifiée, je suis maintenant d’autres règles en fonction de la nouvelle configuration d’intérêts. Le but de ses intérêts, il ne peut souvent pas le dire, généralement, il dit que la situation objective s’est modifiée et que certaines contraintes l’ont amené à agir ainsi. Qui exerce ces contraintes ? On ne répond pas à ces questions. »

« Peut-être que l’idée que DEUX êtres peuvent vivre ensemble est tout simplement fausse, peut-être que c’est une erreur de l’humanité vieille de mille ans, comme l’église catholique, le capitalisme et la noblesse. Peut-être qu’il s’agit de concepts faux et qu’il faut en essayer de nouveaux, maintenant on abandonne ces séances de coaching et ces thérapies de groupe, on s’en va maintenant, on a compris que ça ne peut pas continuer ainsi, l’église catholique, la noblesse, et ces relations à deux qui rendent tout être atrocement malheureux et l’envoie directement dans la psychose et les cabinets de psychanalyse. »

« Il est possible qu’un système extrêmement complexe qui a survécu pendant des décennies s’effondre, tombe en ruines d’une seconde à l’autre. Les ruines gisent encore un moment et les êtres en quête regardent ces ruines, choqués. Est-ce qu’on reconstruit l’ancien système ? Mais personne ne se rappelle exactement le fonctionnement de ces structures. Elles étaient trop complexes. »

Le musée de notre époque. Articuler les problématiques de l’amour et l’économie et les regarder déjà de loin. Le plateau apparaît comme la cartographie d’un cerveau, comme un laboratoire où un acteur, entre auteur, narrateur, scientifique convoque des personnages venant appuyer sa réflexion théorique. La première partie du spectacle, avec des systèmes d’avant-plan et d’arrière-plan, se pense comme un dialogue fluide entre le réel et la fiction.

Trois plans, celui d’un couple sujet d’expérience, comme dans un laboratoire, d’un observateur, entre narrateur et guide de musée, et d’un autre personnage, plus plastique, encore dans un autre espace-temps. Peu à peu, deux couples se forment, dans un théâtre en train de se faire à vue, ou un cerveau en train de réfléchir en direct, avec ses associations d’idées, ses pas de côté, ses passages du coq à l’âne.

On tente de se comprendre, de se rapprocher, de franchir les distances qui nous séparent. Des scènes peuvent être amenées à se reproduire, les espaces de chacun des deux couples, séparés par une vitre, jouent en miroir, avec des scènes qu’on n’entend pas, des scènes de dos, d’autres qui ont lieu plusieurs fois.

L’ensemble du travail portera sur les limites, tant dans le jeu que dans les situations – où commence le vrai, où commence le faux ? « On est en vie en fait ou on est juste un effet spécial ?» demande Falk Richter – un mode de jeu entre jeu et nonjeu, où on rentre dans la fiction pour la quitter tout aussitôt, revenir à un degré zéro d’incarnation façon Nouvelle vague. On travaillera à la fois sur des poses photographiques – je pense au travail des corps quand Nan Goldin représente les coupleset sur un jeu permanent entre le personnage et l’acteur, entre incarnation et distanciation. Le musée pose aussi la question de qui regarde quoi : le musée se définit souvent par la façon de regarder, la façon dont on est surveillé quand on regarde.

Le groupe d’acteurs se constituera ainsi, à la fois dans les scènes jouées et les scènes observées. La deuxième partie, où la problématique du couple s’efface au profit de la question du groupe, propose plusieurs scènes isolées, de façon kaléidoscopique, requestionnant les réseaux d’alliance de la première partie. De nouveaux duos se forment, l’espace est utilisé dans son entièreté. On tente de se constituer comme groupe, ensemble. Les problématiques entre générations s’accentuent, toujours autour de la même question : peut-on croire à l’amour aujourd’hui ?

Entre le zoo et la salle de sport, j’ai l’envie d’y engager les corps de façon performative. C’est le mouvement et la dimension performative qui apporteront un contrepoint plus positif, moins désespéré. Comment constituer un groupe avec des individualités très séparées, ce sera l’enjeu du spectacle – donner à voir la constitution d’une micro-société pour agir ensemble, former un début de collectif.

ANNE MONFORT NOVEMBRE 2012

Après des études de mise en scène à l’Université de Hambourg, où il est né en 1969, Falk Richter se fait rapidement connaître comme metteur en scène et comme auteur et traducteur. Sa première pièce Tout. En une nuit a été créée en 1996 aux Kammerspielen de Hambourg. A suivi la création de Culte-Histoire pour une génération virtuelle (Trilogie) au Schauspielhaus de Düsseldorf. Après avoir été artiste associé au Schauspielhaus de Zurich sous la direction de Christoph Marthaler et metteur en scène associé à la Schaubühne de Berlin, il est aujourd’hui artiste associé au Schauspielhaus Düsseldorf. Depuis sa première pièce, il s’intéresse aux processus de contamination du langage. C’est le cas dans Dieu est un DJ (1998), Nothing hurts (1999, pièce invitée aux Rencontres théâtrales de Berlin en mai 2000 et ayant remporté le premier prix de la pièce radiophonique allemande de l’Académie des arts de Berlin 2001), Electronic city (Journées théâtrales de Mülheim 2004). Avec PEACE (2000), qui traite de l’intervention de l’OTAN au Kosovo, l’auteur se tourne vers un théâtre plus politique, qu’il poursuit notamment avec Sept secondes/In God we trust (2003).

En 2003, Falk Richter lance un projet intitulé Le Système, et est une expérience d’écriture et de mise en scène s’étendant sur plusieurs pièces. Cet ensemble dessine un paysage du monde contemporain, de ses paradoxes et de ses valeurs perdues. Le sous-titre en est « notre manière de vivre », « notre mode de vie », allusion directe à Georges Bush et à Gerhard Schröder, selon qui l’intervention en Afghanistan défendait « our way of living », « unsere Art zu leben». Le Système comprend plusieurs pièces ou performances présentées en parallèle, dont Electronic City, Sous la glace, Hotel Palestine. Ce projet incarne bien la démarche de l’auteur-metteur en scène Falk Richter : une écriture de plateau, héritière du théâtre postdramatique, où le travail théâtral et l’écriture se dessinent conjointement.

Ses dernières pièces, Etat d’urgence, Jeunesse blessée, Dérangement, Trust et My secret garden (créé au festival d’Avignon 2010, dans une co-mise en scène avec Stanislas Nordey) amorcent un nouveau virage dans son écriture : l’auteur y traque le fascisme du quotidien, celui qui s’exerce au coeur de la relation amoureuse, et la solitude existentielle qui en découle. La langue s’y fait de plus en plus précise et minimale : dans un monde où tout fait défaut, les mots aussi se réduisent, en quête de sentiment.

Richter poursuit également son travail sur une écriture empreinte de pluridisciplinarité qui inclue la musique (Playloud, créé en 2011 au Théâtre National de Bruxelles) et la danse – ainsi Rausch, son dernier spectacle, est le fruit d’une collaboration avec la chorégraphe Anouk van Dijk, avec qui il a déjà créé Nothing hurts, Trust et Protect me.